Trois amies

« S’il vous plaît … S’il vous plaît !!! » La voix de Charlotte s’est soudainement transformée, indescriptible, située quelque part entre le chevrotement et les suraiguës.

Tandis qu’elle commande nerveusement un deuxième verre de vin, ses deux amies s’interrogent d’un regard sous-marin.

« Tu peux nous expliquer ce qu’il t’arrive, on n’a même pas entamé notre troisième gorgée que tu en es déjà à ta deuxième tournée. Fais nous partager, je sens que ça va être drôle ! ».

« Franchement les filles, vous ne m’êtes vraiment d’aucun soutien. Si c’est ça les copines, merci ! ».

« Non mais attends, tu plaisantes, on ne sait même pas ce qu’il t’est arrivé et tu voudrais déjà qu’on compatisse ? ». Michèle possède une technique bien à elle pour faire parler les plus récalcitrants. Elle l’éprouve pratiquement chaque jour et dans n’importe quelle situation. Personne n’y résiste, et certainement pas Charlotte aujourd’hui.

« Bon ok. Je vous raconte, mais je vous interdis de me juger ! »

« C’est pas notre genre… » Les deux comparses sont déjà toutes ouïes, le menton au creux des mains et l’œil malicieux. Un silence religieux s’abat sur la table 9 de la Terrasse des Canailles.

Charlotte prend une grande inspiration, du courage en une gorgée de vin et se lance.

Hier soir j’avais rencard avec Pedro et …

« Il a perdu Mendoza ! » La remarque de Michèle fait voler en éclats de rires l’attention que portaient les deux filles il y a à peine deux secondes au récit de leur amie. Cette dernière, devenue totalement hermétique à l’humour, finit son verre d’un trait dans un air renfrogné. Elle s’apprête à se lever mais Laetitia lui attrape le bras en lui suppliant de rester.

« On plaisante Charlotte, comme tous les jours. On n’avait pas conscience que ça te touchait à ce point. Donc, promis, on prend la mesure de la gravité de ta situation et on va y accorder toute l’attention qu’elle mérite. Alors vas-y. Assieds-toi et raconte ! ».

Charlotte se rassoit précipitamment, non mécontente de pouvoir reprendre son récit.

« Bon, vous le savez, Pedro et moi, c’est l’alchimie sexuelle… »

Regard noir de Laetitia vers Michèle qui s’apprête à ouvrir la bouche.

« Depuis qu’on se connaît, il n’y a que du sexe. C’est tellement intense. Dès que l’on se voit, ça prend toute la place. J’ai jamais connu ça, vous le savez ! »

Cette fois, aucune des deux copines n’ose un commentaire. L’envie d’en savoir plus devenant tout d’un coup plus forte.

« Alors hier, on s’est vu pour un petit dîner au restaurant, bien qu’on avait tous les deux qu’une envie, celle de s’arracher nos vêtements.. »

« Vous étiez à quel restau ? » ponctue Laetitia.

« Hors sujet ! » s’écrit Michèle, « qu’est-ce que c’est que cette question. On s’en fout du restau où ils étaient ! Continue Charlotte » Cette fois c’est Michèle qui lance un regard noir à sa complice. Il faut préserver la narratrice et l’encourager. Elle a comme le pressentiment que le dénouement de cette histoire en vaut la chandelle !

« Non, Laetitia a raison, il faut bien retenir l’adresse de ce restau pour ne plus jamais y retourner ».

« N’y tenant plus, vous avez fait l’amour dans les toilettes et vous vous êtes fait prendre ! » Cette fois c’est Michèle qui n’y tient plus.

« Non, on a su se tenir puis on est rentré chez moi. C’est là que ça s’est gâté. »

Silence dans la place….

« Je pense que j’ai mangé un fruit pourri. Il m’est venu des crampes d’un autre monde. Un tsunami se préparait dans mes intestins si vous voyez ce que je veux dire… Et là je me suis dit que c’était pas possible. Comment faire ? »

« Ben en allant aux toilettes ? » Laetitia, la naïve du trio.

« Tu rigoles ? Elle pouvait pas faire ça. Elle te l’a dit. Entre eux, c’est torride, c’est du sexe. Elle pouvait pas tout casser avec une diarrhée. T’as fait quoi alors ? »

« Ben disons que mon temps de réflexion devenait de plus en plus limité. J’ai d’abord pensé lui demander d’aller chercher un truc dans la voiture mais quoi ? Et puis il allait remonter. Et l’odeur ? N’y tenant plus, j’ai dit que je devais chercher quelque chose à la cave ».

« T’as une cave toi ? » Laetitia, encore.

« Non, mais j’ai un local poubelle…. »

Silence aux Canailles

« T’as pas fait ça ? » Michèle est partagée entre un éclat de rire et de répulsion.

« Tu voulais que je fasse comment… Je me suis mise entre deux poubelles ». Charlotte a grand besoin d’un nouveau verre. Ses copines aussi apparemment. Trois bras se lèvent, cherchant désespérément le serveur dans un synchronisme silencieux.

C’est Laetitia la pragmatique qui ose briser le tabou. « Mais heu… T’as fait comment avec heu… »

« Ben j’ai essayé de ramasser tant bien que mal. J’avais des mouchoirs…. »

Trois verres se posent…

Silence…

« C’est quoi l’adresse du restau déjà ? ».


Pourquoi ai-je fait ça ?

Dans les relations amoureuses ou apparentées, nous sommes capables de faire des choses insensées, totalement inhabituelles, relevant pour nous de l’extraordinaire, du « truc qu’on n’aurait jamais fait en temps normal ». Ces conduites hors du commun vont pouvoir être classées selon deux catégories : celles dont on est fier et que l’on pourra partager avec son partenaire, ses amis, ses petits-enfants éventuellement… Et les autres. Les honteuses, les moralisables, les incompréhensibles, les inclassables dont on ne parlera sous aucun prétexte, sauf sous la contrainte ou lorsque le poids psychique sera tel qu’il nous faudra le verbaliser afin de retrouver un équilibre mental. Et là, il s’agira de surtout bien choisir son interlocuteur, un non jugeant sachant tenir sa langue ! La première catégorie rassemble les récits du type : « sans savoir pourquoi, poussé par l’envie, le désir, les sentiments ou que sais-je encore, j’ai fait 200 kilomètres pour « un » baiser ». La seconde catégorie rassemble des récits du type de celui que Charlotte a conté à ses amies. Et là, on peut se demander pourquoi ? Qu’est-ce qui nous a poussé à cela ? L’envie ? Le désir ? Les sentiments ? Que sais-je encore…: quelque chose s’approchant du spectatoring* Tout est expliqué là, dans cette petite vidéo sur le désir féminin :https://www.youtube.com/watch?v=iDf1hK6lUv8


Si ce concept se marierait très bien aux selfies de notre époque, il est né dans les années 70 par ses auteurs Virginia Johnson et William Master et se vit lors des relations sexuelles. Toutefois, dans le cas de Charlotte, on pourrait se dire que le mécanisme est similaire. En effet, dans les relations amoureuses ou apparentées, ce qui nous pousse le plus souvent à des comportements de seconde catégorie est la crainte du jugement de notre partenaire sexuel quant à notre physique, notre apparence ou nos performances. Et là où, lors des relations sexuelles, le spectatoring nous déconnecte de nos sensations et de nos ressentis, lors des comportements de seconde catégorie, il nous déconnecte de notre bon sens et de notre amour propre.

Le fruit défendu

2 avis sur « Le fruit défendu »

  • 1 novembre 2022 à 13h54
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    Que c est bon de pas se sentir seule dans ce qu on peut être prête à faire pour sauver la face ! 😅 Grosse pensée à charlotte et son énorme moment de solitude !!!
    Merci pour ce récit aussi drôle qu instructif !

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    • 1 novembre 2022 à 14h38
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      En effet, il est bon de partager nos grands moments de solitude. Au final, on se rend compte qu’on est pas si seul !

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